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Magnétiques

Les piles sont à bout de souffle. À leur décharge, elles sont restées dans l'appareil lui-même inutilisé depuis des années, plus probablement des décennies. On cherchera vainement de quoi les remplacer dans le débarras, le carton du bas, posé à même le sol, où s'entassent toutes les variétés de batteries imaginables. Il manquera le bon modèle. On attendra. Demain ou après-demain ou dans la semaine, quelqu'un passera au magasin, trouvera.

En attendant, l'engin reste sur le plateau de la grande table en regard de la commode. Il n'y a pas d'urgence sinon celle de la curiosité d'entendre ce qu'il y pourrait rester d'enregistré sur la bande, mais ce n'est plus à quelques heures près. On aurait tout autant pu ne jamais retrouver la machine. S'il se trouve, d'ailleurs, il n'y a sur la bande que du vide, un vague souffle, l'arrière-plan sonore d'un passé, la respiration de qui teste, grommelle, cherche à comprendre de quelle manière on utilise les boutons.

De prime abord, c'est un bloc brun, de cuir, qui pèse son kilo. Cela n'existe plus. La qualité du cuir est telle qu'il n'a strictement pas vieilli sinon, à peine, à l'endroit où il plie lorsqu'on ouvre les boutons pression destinés à maintenir le rabat fermé, qu'on lève en le rejetant vers l'arrière — il restera ainsi, vacant, maintenu suspendu par son seul poids, à l'équilibre.

Les piles finissent par arriver. Il en faut tellement qu'avec elles insérées, le magnétophone pèse maintenant presque le double d'avant. En cherchant le compartiment où introduire ces batteries toutes neuves, il est sur le dessous, on a trouvé aussi, au côté, une sorte de niche dans laquelle dormait un micro. C'est un autre bloc, plus petit, de bakélite. Un câble qu'il a fixé aux fesses permet de le brancher sur une prise ronde sur le côté de la machine. Toutes les voix, les sons, les rires, les chants, tout le temps, tout est passé par ici. Une grille, un fil, une prise.

Cette fois on peut appuyer sur la touche Marche. La bande défile, en rond, libère. Une vague conversation, un grommellement, puis une voix d'enfant qui dit trois mots dans une langue d'avant, une langue perdue.

L'enfant ne comprend pas pourquoi il n'entend rien. L'adulte dont on devine la présence a sans doute expliqué que la machine mystérieuse permettrait de s'entendre parler. L'enfant, je le devine, trépigne. Il a en lui déjà cette impatience qu'il ne perdra jamais même si avec l'âge, il a fini par savoir comment la contrôler à peu près.

Ce qu'il dit, dans la langue oubliée, c'est que rien ne vient. Les sons promis, les voix, il ne les entend pas. Pas encore. Il les entendra ensuite, quelques minutes plus tard, quand l'adulte aura fait revenir la bande en arrière, puis en lancera la lecture pour enfin faire renaître le moment passé, mais de cela, cette écoute, s'être entendu enfant, lui, celui qui s'impatiente, il ne gardera aucun souvenir.

En attendant, donc, rien ne vient, insiste la petite voix toute mâchée d'une déception sans fin. On attendait, on espérait, quelque magie devait venir, et rien ne vient. Je sais cela. Je connais parfaitement cela, que je retrouve par hasard sur une bande magnétique, retrouve si longtemps après. Cette voix, l'enfant, c'est moi.
 

Image par Daniel P. B. Smith