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Usine d'étés #2

Or donc c'était une routine, de bas en haut, de gauche à droite, croiser les gestes et le rouleau, et recharger souvent, le coup vertical d'abord juste après la recharge quand la peinture dégueule mais juste ce qu'il faut parce que le truc aussi, c'est de charger à point et puis d'aller très vite, et toujours penser à finir par lisser, des traits bien parallèles, réguliers haut vers bas, je crois quand j'y repense que c'était seulement pour orienter dans le même sens les reliefs que l'oeil ne voyait pas mais la lumière, ça lui changeait la vie, une routine donc depuis que j'avais eu 15 ans, que j'avais commencé mes étés comme peintre, 15 ans c'était trop tôt, je veux dire pas légal alors cette année-là, celle du numéro 15, je jouais profil bas comme me le demandaient les deux oncles, celui qui avait l'entreprise, celui qui était chef de chantier, te fais pas trop repérer, ne prends pas de risque, tu es transparent et si quelque chose débarque qui ressemble à un inspecteur, tu files discrètement et ça je savais faire, je le sais même toujours, c'est une forme d'art de se rendre comme absent, couleur de mur au fond, mur même quand il le faut, c'était une routine et plusieurs étés m'avaient vu faire mon peintre comme un fier jusqu'à ce qu'un beau jour vienne la possibilité d'aller cette fois à l'usine toute proche, quelques kilomètres seulement, et puis comme on se lasse de tout, de passer ses journées sur les échelles avec la radio de chantier qui hurle dans le couloir, les électriciens qui s'engueulent sans arrêt, les gamelles dans l'eau sale tout au fond du camion recyclé posé sur le feu (le camion, c'était le nom qu'on donnait aux pots métalliques super lourds dans lesquels étaient les peintures) et surtout les vapeurs de white spirit, les gestes toujours recommencés, de bas en haut, de gauche à droite, croiser tout ça, je m'étais dit que c'était l'occasion en or de faire autre chose, de gagner plus, de ne plus me lever si tôt pour finir la nuit brinquebalé dans l'estafette et j'ai donc dit oui, je l'ai pas regretté, enfin, si l'on peut dire.